66. INSTANT PRÉCIEUX
Mata Hari circule sur mon corps suivant les routes des nerfs, caressant les veines, embrassant des zones où la peau est particulièrement fine.
— Où as-tu appris cela ? demandé-je.
— En Inde, répond-elle.
Dans les secondes qui suivent j’ai l’impression que l’ancienne espionne prend possession de mon corps, qu’elle l’apprivoise, qu’il accomplit des gestes malgré moi.
Dans ma tête résonne une phrase : « Ne pas penser à Aphrodite. »
— Tu sembles ailleurs, dit Mata Hari.
— Non, non, tout va bien. C’est une rencontre d’âme à âme.
Elle danse sur mon ventre, comme elle dansait seule tout à l’heure. Chaque déhanchement est une surprise.
Elle se sert de mon sexe comme d’un axe sur lequel elle pivote, tourne, se déhanche.
« Ne pas penser à Aphrodite. »
Pendant quelques secondes j’entrevois pourquoi je suis tellement fasciné par la déesse de l’Amour. Parce que j’ai envie de l’aider. Elle a réveillé chez moi la prétention, l’orgueil suprême inscrit au fond de mes gènes. J’ai eu l’impression que moi, je pouvais être celui qu’elle attendait, le seul au monde à pouvoir sauver la déesse de l’Amour en danger. Vanité.
Mais tout est en train de changer. Le serpent mue. Il renonce à sa drogue, à son héroïne. Je me dessoûle, me désintoxique, me désillusionne. Mon corps exulte, et encore plusieurs fois dans la nuit, mes muscles remercient mon cerveau de s’être débrouillé pour me fournir cet instant de pure joie physique. Mata Hari était la solution à tous mes problèmes. C’était tellement évident que je ne voulais pas le voir.
Ses cheveux bruns torsadés, ses petits seins dressés, son regard profond et intense me ravissent. Épuisés, nous marquons une pause.
Elle sort une cigarette. Et la fume. Elle m’en propose une… Alors que je n’ai jamais fumé de ma vie, j’accepte. J’aspire et je tousse. Puis je me reprends.
— Où as-tu trouvé ces cigarettes ?
— Il y a de tout ici, il suffit de chercher.
Je souris béatement, sans raison. Par la fenêtre je vois la montagne Olympe.
— Tu crois qu’il y a quoi, là-haut ?
— Zeus, dit-elle en expirant un grand nuage bien maîtrisé, en forme d’anneau qui se tord pour former un huit.
— Tu as l’air bien sûre de toi.
Elle ramène ses jolis pieds sous ses fesses, encore ruisselante de sueur.
— C’est, d’après ma petite enquête, ce que croient la plupart des Maîtres dieux et je pense qu’ils sont les mieux informés.
— Et ce serait quoi, « Zeus » ?
Elle fait une moue dubitative.
— Et l’œil géant qui a surgi dans le ciel ? demandé-je.
— Probablement son œil. Le roi de l’Olympe évoqué par la mythologie grecque est polymorphe, souviens-toi. Il peut prendre l’apparence qu’il veut. Avec son œil géant, il a dû vouloir nous faire peur.
J’aspire à nouveau la cigarette et sens la vapeur noirâtre salir mes poumons.
— Là-haut nous trouverons un palais, Zeus sur son trône en train de gouverner l’univers, voilà ce que je crois.
Mata Hari a prononcé cela comme si elle parlait d’un musée à visiter.
— Finalement, peut-être que tout ici est exactement comme on l’imagine. Une représentation de l’Olympe mythique telle qu’elle figure dans les livres de Terre 1…
— Edmond Wells citait : « La réalité, c’est ce qui continue d’exister lorsqu’on cesse d’y croire », alors que pour toi « Aeden est ce qui commence à exister quand on commence à y croire. »
Elle relève ses mèches moites.
— Oui, j’aime bien cette idée que c’est notre imagination qui fabrique les dieux. Après tout, soit Zeus et sa clique ont existé et c’est leur légende qui a servi à écrire la mythologie, soit ils ont été inventés par des hommes.
— J’aime bien la religion grecque antique, dis-je. Parce que ses dieux sont « humains ». Ils ont des défauts, des ambitions. Ils se chamaillent, ils se trompent, ils n’ont pas la prétention d’être seuls, d’être parfaits, d’être inatteignables.
Je souffle la fumée.
— Dans ce cas une question persiste : pourquoi précisément la mythologie grecque ?
— Chaque promotion a peut-être son panthéon : Incas, Javanais, Hindous, Chinois. De toute façon, dans la plupart des religions on retrouve le père créateur, la déesse de l’amour, le dieu de la guerre, le dieu de la mer, la déesse de la fertilité, le dieu de la mort.
— Et si quelqu’un s’était inspiré d’un livre de mythologie pour créer un décor et des acteurs principaux ? dis-je, reprenant une idée d’Edmond Wells.
— Développe.
— Nous serions dans un roman. Et le regard d’un lecteur potentiel nous donnerait la vie, comme le diamant d’un bras de phonographe produit du son en parcourant le sillon d’un disque.
Elle me caresse les épaules et me masse doucement. Puis elle plaque ses seins contre mon dos et je sens comme de l’électricité envahir mon corps. Elle est plus petite et plus maigre qu’Aphrodite.
Alors qu’elle passe ses bras autour de mon cou, je remarque des cicatrices sur ses poignets. Elle a dû tenter de se suicider quand elle était jeune. Encore une résiliente. Ce qui est étonnant, c’est qu’en lui redonnant sa peau humaine, on lui ait aussi rendu les stigmates de sa vie précédente.
— Et qui serait l’écrivain ? demande-t-elle.
— Un type qui a une vie banale et qui s’amuse en écrivant ça.
— Les écrivains ont toujours des vies banales et rêvent de mondes extraordinaires, déclare-t-elle. En général ce sont des solitaires introvertis qui compensent la monotonie de leur vie par leur imaginaire.
J’ai en effet le souvenir d’un de mes clients, lors de ma période d’ange : Jacques Nemrod. Sa vie n’était pas vraiment jubilatoire.
— Si c’est un roman, j’aime bien le décor dans lequel il nous a placés. Quant aux effets spéciaux, que ce soit les monstres ou les chimères, ils sont parfaitement crédibles…
— Non, dit-elle, il y a quand même des tas de trucs qui ne tiennent pas debout. Les sirènes agressives ça fait toc. Méduse. La Grande Chimère. C’est un peu trop. Sans parler du Léviathan ou d’Aphrodite. Même toi je ne te trouve pas très « crédible ».
Elle éclate de rire et me saupoudre le torse de petits baisers.
— Et s’il n’y avait pas d’écrivain ? Si nous étions dans mon rêve ? propose-t-elle.
— Je ne comprends pas.
— Eh bien, je me demande parfois si je ne suis pas la seule qui existe vraiment.
— Et moi ?
— Toi ? Tout ce qui est autour de moi, n’est là que pour me divertir.
L’idée me trouble.
— Dans ce cas, puisque tu m’as avoué tout à l’heure que tu as souhaité faire l’amour avec moi dès que tu m’as vu, pourquoi cela ne s’est-il pas passé ? questionné-je.
— Parce que je ne te voulais pas tout de suite. Je voulais que mon désir soit décuplé afin qu’au moment où il s’exprimerait il soit encore plus fort.
Je me renfrogne, je n’aime pas me sentir homme-objet.
— Je pourrais te dire pareil. Je suis le seul qui existe et tu n’es qu’une figurante de mon monde.
Mata Hari me renverse sur le dos et s’assoit sur moi, puis lentement se penche pour enfoncer sa langue dans ma bouche.
— J’embrasse mon fantasme, dit-elle. Mmm… comme tu as l’air crédible ! Merci l’écrivain-à-la-vie-banale. Tu veux que je te dise ? J’ai presque l’impression que tu existes vraiment.
Cette fois je me dégage. Elle allume une autre cigarette.
— Quoi, ça te vexe qu’on te traite de personnage de roman ?
— Je ne suis pas un personnage, je suis un être vivant… un dieu. Ou du moins un élève dieu.
— Moi ça ne me gênerait pas d’être un personnage de roman. Ils sont immortels.
— Les personnages de roman ne choisissent pas ce qu’ils disent, c’est l’écrivain-à-la-vie-banale qui les fait parler.
— Et alors, c’est reposant… comme ça on n’a pas à se casser la tête pour trouver des phrases intelligentes.
— Moi j’aime bien prononcer des mots à moi. Par exemple, si j’ai envie de dire un mot grossier, je suis sûr que cela sera censuré.
— Essaye, tu verras bien.
— Merde.
— Tu vois. Si on garde l’hypothèse du roman, tu conserves une part de libre arbitre. Imagine que l’écrivain nous a créés, maintenant nous sommes un peu « vivants » et il nous autorise à dire ce qu’on veut, quand on le veut, comme on le veut.
Je ne suis pas convaincu.
— Heu… voyons. Fait chier.
— Tu as peur de quoi ? D’être censuré ou d’être éliminé de l’histoire ?
— Il faudrait que je sache si je suis un personnage important du roman. Si je suis important, je devrais normalement tenir jusqu’au bout du livre.
Ce dialogue me donne tout à coup la même sensation de vertige que lorsque j’étais saoul.
— Chaque personnage croit être le héros du livre. C’est normal. Et même s’il meurt, il ne peut pas s’apercevoir de ce qui se passe dans l’histoire après sa mort… donc nous sommes forcément tous des héros.
— Et si je me suicide, alors que je suis le héros ? questionné-je.
— Cela signifiera que tu n’étais pas le héros principal, répond-elle du tac au tac. De toute façon je te l’ai dit, c’est moi l’héroïne. Toi, tu n’es que mon partenaire sexuel pour cette scène.
Je me lève, songeur, et vais vers la fenêtre. La montagne me nargue.
— Non, rassure-toi, ce n’est pas un romancier, c’est Zeus qui est derrière tout ça, énonce-t-elle.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Le romancier n’aurait pas pu s’inscrire lui-même dans le roman.
L’argument me semble valable.
— Et ton Zeus, qu’est-ce qu’il veut, selon toi ?
— « Mon » Zeus, à mon avis, est curieux de nous voir évoluer. Il regarde ce que nous accomplissons. Moi, si j’étais Dieu, j’admirerais ce que font les mortels. J’adore par exemple la Toccata de Bach. C’est un morceau inventé par un humain, pure création d’un cerveau. Notre dieu, étant créateur, doit être admirateur des autres créateurs, fussent-ils issus de lui, fussent-ils ses sujets fragiles.
— Cela me rappelle une blague de Freddy Meyer, dis-je.
— Raconte.
J’allume à mon tour une deuxième cigarette, aspire, tousse, aspire à nouveau, renonce puis viens derrière elle pour masser ses épaules. Elle dodeline de la tête, de plaisir.
— C’est Enzo Ferrari, l’inventeur des voitures Ferrari, qui arrive au Paradis. Il est accueilli directement par Dieu qui lui dit qu’il admire beaucoup ses voitures mais que, de toutes, sa préférée est la Testa Rossa. C’est à son avis une voiture parfaite, que ce soit en ligne, en souplesse, en performances, en confort. Pourtant il y a quand même un petit détail, juste un, qui aurait pu être amélioré. « De créateur à créateur on peut tout se dire, répond Ferrari, je vous écoute.
— Eh bien, dit Dieu, c’est un problème de distance. Quand on passe la cinquième sur la Testa Rossa, le levier de vitesse tape contre le tiroir du cendrier s’il est ouvert. L’accessoire est trop proche. Il aurait mérité d’être éloigné. » Enzo Ferrari acquiesce, puis déclare que lui aussi admire toute l’œuvre de Dieu. Son chef-d’œuvre, selon lui, c’est la femme. « Elle est parfaite, que ce soit en ligne, en souplesse, en performances, en confort. Mais s’il peut se permettre, de créateur à créateur, un petit détail aurait pu être amélioré. » Dieu est étonné et demande ce qui n’est pas parfait chez la femme. Et Enzo Ferrari répond : « C’est un problème de distance, le sexe est à mon avis trop près du pot d’échappement. »
Mata Hari ne comprend pas immédiatement, puis, outrée par la vulgarité de la blague, me lance le coussin en plein visage. Nous nous livrons à une bataille de polochons.
— Cette blague ne pourra jamais être dans le livre !
Je me rends, alors qu’elle s’acharne sur moi avec un coussin crevé.
— Un dieu administrateur de ses propres créatures, dis-tu ?
Elle opine de la tête. Comme elle est mignonne. J’ai envie de rester en contact permanent avec son corps, alors je prends ses pieds et les place contre mes cuisses.
— Nos peuples sont des œuvres d’art. Le Grand Dieu doit être là-haut avec un système de vision qui lui permet de voir notre Terre 18, et il attend d’être émerveillé. Il nous scrute, nous surveille, nous admire peut-être déjà…
— Alors il attend quoi ?
— Sans doute que nous imaginions des solutions originales. L’un des problèmes de notre Terre 18 est que son histoire ressemble beaucoup à celle de Terre 1 d’où nous sommes issus. Et s’il voulait voir d’autres âmes, à sa place, parvenir à découvrir des solutions auxquelles il n’aurait pas pensé ?
— Pour l’instant, tu l’as dit, nous effectuons beaucoup de « copier-coller ».
— Même en matière de divinité, il doit exister des créateurs originaux.
— Tout ce que nous avons fait, nos héros, nos guerres, nos empires, nos cités, n’est, ne nous leurrons pas, que la pâle copie de ce que nous avions lu dans nos livres d’histoire de Terre 1.
— Tentons d’imaginer une divinité plus inventive, elle ferait quoi ?
Je réfléchis.
— Une planète cubique ?
Elle me repousse.
— Non, je suis sérieuse.
— Des humains avec trois bras ?
— Arrête, tu m’énerves.
— Bon, alors je ne sais pas. Une humanité uniquement orientée vers la création musicale. Tous les peuples rivaliseraient dans les arts audio.
Mata Hari sourit, puis soudain une barre d’inquiétude s’inscrit sur son visage.
— Moi ce qui m’intrigue, dit-elle, c’est le diable.
— Le diable ?
— Oui. Hadès. Le maître des ténèbres, souviens-toi, Athéna nous a dit qu’il était le plus grand danger de l’île.
Elle a mis la main sur des livres illustrés qui parlent de mythologie. Une autre source d’information que celle de Francis Razorback. Je me penche par-dessus son épaule.
— Là-dedans ils disent que Hadès, le diable, porte un casque d’invisibilité. Il pourrait donc très bien circuler parmi nous. Il pourrait même être ici à nous écouter…
Soudain j’ai un frisson. N’y a-t-il pas un courant d’air dans la chambre ?
— Athéna prétend que tant que nous restons dans la cité, nous sommes protégés.
— Crois-tu ? S’il est invisible, nous vivons en permanence sous sa menace.
— Le diable… Cela t’effraie au point de ne plus vouloir partir en expédition ? demandé-je.
— Non, bien sûr que non. Mais je suis surprise que tu n’y penses pas davantage. Moi j’y pense sans cesse… C’est la grande inconnue ici. Le diable… À mon avis, il ne nous tuera pas, ce serait trop simple. Lui, il nous mettra dans une situation où nous ne comprendrons pas ce qui nous arrive.
— Un supplice ? Quelque chose dans le genre de ce que nous promettait Méduse ?
— Simpliste, je pense que le diable doit être un tentateur. Il doit agir sur notre point faible et le titiller pour nous faire basculer dans son camp. Il doit connaître la faille de chacun. Son désir caché.
Et si c’était la réponse à la devinette ? Le désir : mieux que Dieu et pire que le diable ?
Mata Hari se lève, superbe dans sa nudité, ses cheveux en cascade torsadée sur ses seins. Elle saisit une amphore d’hydromel et nous sert une grande rasade.
— Je ne te l’ai jamais demandé mais… quand tu étais mortelle tu as été condamnée à mort pour trahison, n’est-ce pas ? Alors, as-tu vraiment trahi ?
Mata Hari se retourne, moqueuse.
— Qu’est-ce que tu crois que je vais te dire ? « Oui bien sûr j’ai trahi et c’est bien fait pour moi » ?
Je la fixe, intrigué.
— Non. Je n’ai pas trahi. C’est un piège que m’a tendu un officier français parce que je ne voulais plus coucher avec lui. De dépit il a manigancé des fausses preuves et de faux témoignages pour me faire passer pour un agent double au service des Allemands. Un peu comme dans le passé l’armée avait tenté de détruire le capitaine Dreyfus. Les Allemands étaient contents, les Français aussi, une femme usant de ses charmes pour aider à conduire la guerre ça inquiète tout le monde, de toute façon.
— Pourquoi étais-tu espionne alors ?
— C’était quoi la vie qu’on proposait aux femmes à l’époque ? Mère au foyer ou prostituée. Moi j’ai choisi de n’être ni l’une ni l’autre… et un peu des deux. Tu veux savoir mon histoire ? De mon vrai nom, dans cette existence-là, je m’appelais Margaretha Geertruida Zelle. J’étais une petite fille modèle adorée et gâtée par son papa, qui était marchand de chapeaux à Leeuwarden en Hollande. Rien de très original. À 16 ans je fus renvoyée de l’école de Leiden au moment où l’on découvrit que j’entretenais une liaison avec le directeur. J’ai épousé alors un vieux capitaine de vaisseau, un certain Mac Leod, avec lequel j’ai eu deux enfants. C’est lui qui m’a emmenée aux Indes. Mais il buvait et me battait. J’ai divorcé et je suis venue à Paris. Là j’ai entamé une carrière de danseuse de charme déguisée avec un costume javanais, et j’ai adopté le nom de Mata Hari qui signifie « l’œil de l’aurore ».
— Comme l’œil dans le ciel…
Elle ne se laisse pas distraire.
— Le spectacle connut un grand succès et j’ai voyagé dans toute l’Europe et même au Caire. Quand la guerre de 14 démarra, je fus évidemment contactée par tous les bords car je passais toutes les frontières et je parlais plusieurs langues.
Elle avale une gorgée d’hydromel.
— J’ai toujours éprouvé un attrait pour l’uniforme, qu’il soit marin ou militaire. J’ai accumulé les aventures. Tout spécialement avec des aviateurs…
À ce moment, je ne peux m’empêcher de penser à Amandine, notre infirmière de l’époque pionnière, qui ne faisait l’amour qu’avec des thanatonautes. Comme si leur uniforme les définissait comme partenaires potentiels.
Mata Hari poursuit :
— En 1916, après avoir brisé bien des cœurs, je succombai à mon tour au charme d’un aviateur russe au service de la France, Vadim Maslov. Étrange, je me souviens de tout comme si c’était hier. Les noms, les lieux, les visages. Vadim fut blessé, et alors que je voulais lui rendre visite, l’armée française me proposa de travailler pour elle. J’ai donc séduit l’attaché militaire allemand à Madrid, le major Kalle. Il m’a confié plusieurs informations cruciales : des sous-marins en route vers le Maroc, un roi que les Allemands comptaient placer sur le trône de Grèce. Il y avait dans l’équipe des services secrets un sale bonhomme, il s’appelait Bouchardon, le capitaine Bouchardon. Il était tombé amoureux de moi mais il ne m’intéressait pas. Je le lui ai dit en face. Il a alors monté un complot au moyen de faux documents afin de me faire passer pour un agent double. Au même moment il commençait à y avoir des mutineries sur le front. Il fallait trouver des boucs émissaires. J’étais parfaite. Ils m’ont jugée sans preuves et ils m’ont fusillée à la forteresse de Vincennes.
Elle vide sa tasse, et grimace comme si cette histoire lui faisait sentir à nouveau les balles pénétrant dans sa poitrine. Puis elle se lève, me tourne le dos, et va observer la montagne d’Aeden.
— Voilà. J’ai voyagé, j’ai eu des centaines d’amants, je n’ai jamais appartenu à personne. Mais une femme libre, surtout à l’époque, cela agaçait. Les gens « comme il faut » craignaient que mon comportement devienne contagieux, tu comprends. Cela fait une centaine de vies que j’enchaîne des karmas de femmes libres. J’ai été reine d’un petit peuple autonome d’Afrique, courtisane à Venise, poétesse… le plus souvent je ne me suis pas mariée, prévoyant le piège…
— Quel piège ?
Mata Hari baisse les yeux.
— Les hommes veulent toujours maintenir les femmes en cage parce qu’ils en ont peur. Et nous, nous acceptons parce que nous sommes romantiques. Et puis on a tellement envie de faire plaisir. Les hommes nous enchaînent par les sentiments. Ensuite mes consœurs supportent le mari alcoolique qui les bat, l’amant qui multiplie des promesses qu’il ne tient pas, elles supportent même de rester enfermées à la maison et éduquent leurs filles en leur affirmant que leurs signes de servitude sont des bénédictions. Au final, elles en viennent même à exciser ou infibuler leurs propres enfants.
— « Infibuler » c’est quoi déjà ?
— Infibuler c’est quand on coud le sexe des filles pour s’assurer qu’elles restent vierges. Parfois avec des aiguilles même pas stérilisées.
Elle a proféré ces mots avec une rage contenue.
Je vais la rejoindre à la fenêtre.
— Mais je ne vis pas dans l’illusion. Je sais que les femmes sont aussi responsables de leur condition. Quand, en Inde, les belles-mères mettent le feu au sari de leur bru pour toucher la dot, il faut bien qu’elles se rendent compte que les hommes n’y sont pour rien. Et quand les mères préparent leur fils à soumettre leur future femme, il ne faut pas ensuite qu’elles se plaignent. Il y a un moment où il faut être clair : si on veut cesser le cycle de la violence, il faut que les mères éduquent leurs fils pour qu’ils ne soient pas comme leurs pères…
— Les hommes savent que le futur sera féminin, alors ils se crispent sur leurs privilèges anciens, dis-je pour l’apaiser.
— Un jour, dit-elle, tous les hommes de Terre 1 supplieront les femmes pour qu’elles consentent à les épouser.
Je hoche la tête.
— Ce sera notre revanche. Cela se produira au départ dans les démocraties, puis peu à peu partout dans le monde, les femmes diront : « Non, nous ne voulons pas de vos bagues de fiançailles, de vos mariages, de vos enfants. Nous voulons être libres. »
Elle donne un grand coup de poing dans le mur.
— C’est ça ton utopie ?
— Oui, parce que nous avons, nous, les femmes, des valeurs à transmettre. Des valeurs liées à notre capacité à donner la vie… Il ne faut pas que les valeurs de mort et de soumission prennent le dessus.
— Je vais apporter de l’eau à ton moulin. Tu sais, autrefois sur Terre 1, j’étais un scientifique et j’ai appris quelque chose qu’on ignore souvent. En fait l’avenir appartient forcément aux femmes pour une raison simple, il y a de moins en moins de spermatozoïdes porteurs de gamètes masculins. Ils sont trop faibles, pas assez adaptables, la moindre modification du milieu les affaiblit. Du coup, biologiquement, les mâles disparaissent.
Je me souviens en effet, lors de ma visite au palais d’Atlas, avoir vu une planète beaucoup plus évoluée que la nôtre et d’où les mâles avaient disparu.
Mata Hari semble très intéressée.
— Biologiquement peut-être. Mais culturellement c’est le contraire. J’ai lu qu’en Asie, les familles profitaient des échographies qui leur permettaient de connaître le sexe de l’enfant avant sa naissance pour avorter lorsque c’était une fille. Du coup, les nouvelles générations sont majoritairement masculines.
— La biologie est plus forte que tous les systèmes artificiels inventés par les hommes.
Et pour couper court au débat je déclare :
— Un jour, il n’y aura plus que des femmes sur terre, et les hommes seront une légende.
Cette phrase la laisse songeuse.
— C’est possible ?
— Chez les fourmis il n’existe pratiquement que des femelles et des asexuées. Et c’est une espèce bien plus ancienne que la nôtre. Elles sont sur Terre 1 depuis 100 millions d’années alors que les premiers primates ne sont apparus que depuis 3 millions d’années. C’est cette solution qu’elles ont trouvée. L’avenir féminin. Uniquement féminin.
Mata Hari se retourne et m’embrasse goulûment.
— Que Dieu t’entende. Demain, c’est jour de relâche, énonce-t-elle après un moment de silence. Mais après, le jeu deviendra plus difficile. Il y a maintenant de grands empires. Raoul et ses aigles, Georges Méliès et ses termites, mais aussi Gustave Eiffel et ses tigres. On dirait que nous sommes entrés dans une spirale où les gagnants vont être de plus en plus gagnants et les perdants de plus en plus perdants.
Là-dessus elle se plaque en cuillère contre moi et nous nous endormons.
Je rêve que je fais encore l’amour avec Mata Hari lorsqu’un bruit me réveille.
Aphrodite est là. Elle me fixe d’un regard dur qui modifie son visage. Puis elle s’en va.
J’hésite à la poursuivre. Je renonce. J’essaie de me rendormir, n’y arrive pas, alors je me lève et vais dans le jardin. Aphrodite est encore là, au loin, à me scruter.
Depuis combien de temps me surveille-t-elle ainsi ? À-t-elle assisté à nos ébats ? À-t-elle écouté notre conversation ? Je veux aller vers elle, mais elle déguerpit. Je la poursuis. Elle disparaît.
Je rentre, me glisse contre Mata Hari et me rendors enfin.